Friday, September 19, 2008

On l’aura assez écrit, et pertinemment : le travail de Karina Bisch et Nicolas Chardon reprend les utopies modernistes tout en étant librement visité par d’autres apports historiques postérieurs. Mais surtout, et notamment dans leur collaboration There is a Love Affair Between the White Cube and the Black Square, les deux artistes cherchent une confrontation à l’hétérogénéité du temps et de l’espace contemporains non seulement dans la pratique artistique mais aussi, particulièrement, dans le tissu de la vie contemporaine. Ce nouvel agencement Bisch / Chardon est singulièrement pertinent dans cet effort. Il s’installe dans différents lieux en s’imprégnant de leur spécificité : un lieu désaffecté utilisé comme lieu d’exposition à Utrecht, un lieu obscur dédié au spectacle à Rezé, la Salle Blanche du Musée des Beaux-Arts de Nantes… J’ai moi-même été impressionnée, lorsque je les ai invités (chacun séparément), avec Diogo Pimentão, à participer à notre exposition Utopomorphies à Viseu#. En plein montage dans un entrepôt en sous-sol, leur désir commun d’investir les rugosités du temps présent était radieux. Leur perception temporelle est celle d’une sédimentation des éléments artistiques modernes les plus pointus dans un flux qui les assimile, les oublie ou les manipule à son gré.

Le point de départ de cette Love Affair est un questionnement qui, outre la convocation historique de la monochromie ou de l’abstraction, de la binarité noir & blanc, entend analyser le passage du carré au cube, du plan au volume. Karina Bisch et Nicolas Chardon suggèrent qu’il s’agirait là d’une opération d’amour. Dans un pied de nez à leur vie intime (ils sont un couple d’artistes) ils reprennent la plus grande des utopies qui ponctue la création depuis le XIX siècle, celle de la fusion entre l’art et la vie. Théorie doublée de pratique jusqu’à ce qu’il n’y ait pas de séparation, leur Love Affair s’installe à présent dans l’Unité d’habitation de Briey-en-Forêt (Meurthe et Moselle).
L'Unité d'habitation de Briey fut une longue bataille dont le premier épisode eu lieu pendant les années cinquante jusqu'à 1959, date des premiers travaux; et dont le second se déroula de 1966 à 1983. Critiquée d’abord par sa localisation, puis pour ses coûts, elle devint obsolète, énorme paquebot au milieu d’une forêt, symbole pâli de la rencontre entre le génie moderniste de Monsieur Jeanneret et celui de Monsieur Hulot.

Le Corbusier a anticipé cette rencontre à sa manière, dans le passage des mathématiques pures au corps et à la dimension de l’homme. Ainsi le Modulor indexe l’adaptation universelle de l’échelle humaine à l’espace par le biais du nombre d’or. Sa constante recherche de l’espace de vie idéal est renforcée par la mise en scène des chambres, qu’il aimait photographier vides avec un poisson dans la cuisine, ou bien un chapeau jeté là, au hasard… Plus que rêver d’une vie tâtonnante et impulsive (« … je la revois bruissante de vie, résonnante de rires d’enfants… - Guy Vattier, chaleureux défenseur de l’Unité d’habitation de Briey-en-Forêt à propos des trois ans qu’il y passés) Le Corbusier imaginait, par ses constructions, une vie idéale où les gratte-ciels seraient les « signes de l’esprit ».

Ainsi Karina Bisch et Nicolas Chardon prennent cet espace comme un lieu empreint d’une conception de vie qui s’est heurtée à la vie concrète. Tel est le désir de la Love Affair. La disposition des œuvres dans l’espace rappelle les photographies soignées de Le Corbusier, mais revendiquent cela même qu’il essayait d’éviter : un passage de dimension entre l’œuvre et la vie, même si elles sont inéluctablement associées. Toutes les œuvres proposées semblent empreintes d’une « connaissance de cause », d’une flexibilité. Barre Noire, de Nicolas Chardon, dont la taille est définie in situ, semble être la matérialisation d’une ligne et sa conséquente interaction dans l’espace. Heart Square et Unité d’habitation de Karina Bisch reprennent à leur compte ses universels affectifs, mais sans illusions : un cœur stylisé formé par des carrés et la façade de l’Unité d’habitation distordue comme les figures des toiles de Nicolas Chardon.

Le modernisme fut-il utopie ou bien jetée en avant d’un temps regardant toujours en arrière ? Le passage entre le black square et le white cube, entre le plan et le volume pourrait très bien être un espace se gonflant de temps passés, présents et futurs. Une Love Affair.

Joana Neves, Mai 2008
Text written and published for the exhibition There is a love affair between the white cube and the black square, La Galerie Blanche, Unité d'habitation Le Corbusier, Briey-en-Forêt
www.lapremiererue.fr